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Chroniques
archives Mischa Levitzki
enregistrements 1923-1933 (vol.1)
Grâce à la parution de deux disques dans la collection historique de Naxos, les passionnés de piano redécouvrirons l'un des grands artistes de la première moitié du XXe siècle : Mischa Levitzki. Né en Ukraine le 25 mai 1898, il aborda la musique vers l'âge de trois ou quatre ans par le violon qu'il abandonna vite. Deux ans plus tard, l'une de ses tantes offre un piano à la famille : la présence de ce grand instrument mystérieux relance la curiosité de l'enfant qui bientôt demande à prendre des leçons. Ses progrès sont tels qu'en 1905, il devient l'élève d'Aleksander Michałowski, au conservatoire de Varsovie. Il étudie également avec Moscheles, Reinecke et Karol Mikuli.
Bien que russe d'origine, le couple Levitzki est naturalisé américain. En 1906, il regagne les États-Unis. Sur le chemin du retour, leur fils virtuose donne son premier concert public. Puis il suit une scolarité « normale » entre New York et Brooklyn, mais conscient de ses dons son père le fait Musical Art Institut. Jusqu'en 1911, son professeur fut Sigismund Stojowski, ancien élève (comme Robert Casadesus ou Alfred Cortot) de Louis Diémer au conservatoire de Paris. De retour en Europe avec l'espoir d'étudier auprès du génial Ernő Dohnányi, il se produit à Bruxelles ; il a quatorze ans, son programme comporte Fantaisie chromatique et fugue de Bach, Sonate « Waldstein » de Beethoven et Kinderszenen de Schumann. Voyant que le talent de l'adolescent n'est pas usurpé, le Hongrois revient sur son jugement, faisant de Levitzki le plus jeune élève admis à la Musikhochschule de Berlin.
Dans son autobiographie, Vladimir Horowitz a écrit : « j'ai entendu à Berlin un pianiste qui eut un grand succès, tandis que moi, je l'ai trouvé effroyable : Mischa Levitzki. Juste les doigts, rien que des doigts ; vous ne pouvez pas écouter seulement des doigts ! Il y a une différence entre l'artiste et l'artisan : Levitzki était un artisan ». Ce jugement acerbe d'un confrère exigeant – et peut-être envieux, qui sait ? – ne ternit en rien la découverte : le jeune prodige est très populaire dans les années vingt, les tournées l'entraînent à travers le monde, jusqu'en Australie. La trace retrouvée de ses programmes témoigne de ses récitals, entre 1913 et 1933 : une grande œuvre (une sonate de Beethoven, celle de Liszt, les études de Schumann ou celles de Chopin, par exemple) agrémentée de pièces brèves et charmantes bien connues du public, ou encore de créations personnelles, car Levitzki ne dérogeait pas à la tradition des grands interprètes slaves et composait volontiers ses bis, lorsqu'il ne les improvisait pas directement, toujours avec brio. Le 2 janvier 1941, Mischa Levitzki meurt d'une crise cardiaque (il n'a pas encore quarante-trois ans), dans le tumulte de la guerre.
Au fil de ces enregistrements (Columbia 1923-25 et His Master's Voice 1927-33), et durant près de deux heures trente de musique, l’on se fait une idée du parcours du pianiste, en suivant pas à pas la chronologie, avec, pour commencer, un air d'Orphée transcription de l’opéra de Gluck par un élève de Liszt, le Romain Giovanni Sgambati, capté le 18 décembre 1923. On remarque l’articulation calme et précise, la sonorité claire, le jeu délicat et serein. Le ralenti spectaculaire de la fin inscrit cette interprétation dans l'héritage romantique. De même la Marche militaire deSchubert (adaptée par Carl Tausig) évolue-t-elle dans une belle rondeur de son, sans aucune brutalité ; la partie centrale est fort élégante, sorte de danse enjouée et prometteuse qui jamais n'exulte, avant une reprise plus piano du thème initial. Nous sommes en 1924, l'enregistrement sature çà et là, et l'on pardonnera à l'instrument des graves disgracieux. La Chanson de printemps de Mendelssohn bénéficie d’un discret raffinement ; la nuance est plus ample, d’un caractère un brin nonchalant et mélancolique, sans drame, voire sensuelle.
Suivent quelques pièces de Chopin : la Valse posthume en mi mineur dans un tempo endiablé et une sonorité assez sèche, sans emphase, chargée d'une violence contenue. Levitzki joue la variation plus calmement, avec une ronde douceur qui fait effet de baume. Il n'hésite bien évidemment pas à y faire un peu d'opéra, avec un sens du drame tout à fait sûr. Six mois plus tard, le style a déjà bougé : le jeu s'est assoupli, c'est moins sec, avec des contrastes plus appuyés. Il se montre exquisément précieux dans la Valse en sol # majeur Op.70 n°1, nuance merveilleusement l'Étude en sol # majeur Op.10 n°5 et signe une lecture extrêmement sensible de l'Étude en la b majeur Op.25 n°1, non sans une légère affectation.
Aujourd'hui, il est presque devenu impossible d'entendre au concert les miniatures désuètes et charmantes de Moritz Moszkowski qui firent les délices de nos aïeux, l’Allemand d'origine polonaise s'étant définitivement installé à Paris dès 1897, ce qui occasionna une grande présence de sa musique dans les salons. Ce premier volume fait entendre La jongleuse Op.52 n°4 captée en décembre 1923, jouée du bout des doigts, avec beaucoup d'esprit et une judicieuse mobilité du tempo. On n'y trouve pas deux traits donnés dans la même nuance : chaque phrase semble réinventée. La Rhapsodie hongroise n°6 de Liszt bénéficie d'une saisissante âpreté, dès l'exposition du thème, et l'introduction est tendue. La rhapsodie en soi apparaît plus sèche, avec de forts contrastes et un vrai travail de relief. Quelques pianississimi sont tout à fait étonnants. La dernière partie débute avec retenue, pudeur même, voire timidité, et grandit imperceptiblement, sans contraste, comme une source qui devient ruisseau puis fleuve, élargissant et approfondissant peu à peu son lit.
Avec sa Valse de concert Op.1, abordons la musique de Levitzki lui-même, largement inspirée du folklore ukrainien et influencée par Liszt et Chopin. Ô surprise ! Il s'agit là de la danse de Vanessa de Samuel Barber, le compositeur nord-américain ayant largement cité Sadko, Boris, mais également des choses moins reconnaissables, pour ancrer le climat de son opéra dans un certain contexte « géo-musical ». On écoute plus distraitement l'élégante Valse en la majeur Op.2 qui lorgne vers le cabaret moscovite. Troïka extraite des Saisons deTchaïkovski s'avère plus orchestrale, dans une inflexion malencontreusement sucrée presque vulgaire. La Campanella de Liszt, enregistrée en octobre 1925, n'est pas une réussite : les aigus sont durs, le tempo trop lent, l'articulation omniprésente et certains effets de trilles exagérés – à oublier.
La version transcrite pour piano par Liszt du Prélude et fugue en la mineur pour orgue de Bach n'est pas facile du tout. Levitzki la gravait en décembre 1927 : il parvient à réunir les deux auteurs, avec tout ce que cela sous-entend d'iconoclaste. L’exécution s’amorce dans une infinie douceur et une lenteur inquiétante. La fugue devient peu à peu plus brutale, dès l'entrée de la seconde voix. Il livre un jeu littéralement musclé, avec des nuances expressives et une étonnante mobilité de tempo. Il mord les graves avec une hargne effrayante, tout en accomplissant cet exploit d'y réaliser des ornements baroques. C'est très personnel, demande à être écouté et réécouté. On aime, on n'aime plus, on adore, on déteste, on aime à nouveau, etc. La Sonate K.113 deScarlatti brille comme une mécanique formidable, dans un perpétuel rebondissement. Le soin minutieux de la sonorité, de la couleur et des nuances font de cette plage l'une des plus plaisantes du CD. La reprise du second mouvement est joyeusement ludique ; c'est bien cela, Scarlatti : s'amuser, réinventer sans cesse, jouer comme un enfant mélancolique.
Les derniers moments montrent à quel point le jeu de Levitzki évolua en quelques années. C'est flagrant dans l'Écossaise de Beethoven, et surtout dans la même Marche militaire de Schubert-Tausig, interprétée quatre ans plus tard de façon radicalement différente : l'art des nuances s'est développé, le pianiste a gagné en couleurs, mais il est devenu plus brutal. Le volume 2 confirmera ces impressions... [lire notre critique du CD].
BB